Mangez-moi

Pour le coup, c’est étrange. Je n’en peux plus de ne pas parler, de me taire, de ne pas pouvoir ouvrir la bouche, de ne pas pouvoir parler de moi pour que les autres me parlent d’eux. Je n’en peux plus d’en perdre tous ces mots qui n’ont pas l’occasion de sortir et qui finissent évaporés dans mes attentes. Je n’en plus d’avoir essayé encore et encore et que le retour n’arrive pas, alors je décide de les coucher les mots, mais pour le coup c’est étrange ça serait trop intime de dire les mots oraux ici. Tant pis. J’ose. Peut-être qu’il faut encore, encore, encore oser là-bas pour de vrai, continuer le travail lancé depuis deux mois mais cette fois leur dire de vrai, ce que j’attends d’eux, et qu’ils ne me connaissent pas, qu’ils ouvrent un peu les yeux, sur moi.

Oui, peut-être essayer. Encore. Peut-être cette fois, y aller fort. Taper de la main sur la table. Silence. Il y aurait. Et alors dire. Je m’appelle Valérie. J’ai 24 ans. J’ai encore quatre mois à passer auprès de vous. Je vous aime bien, je suis certain qu’on pourrait même s’aimer plus que bien, je les aime vite les gens, c’est même mon principal problème, mais pourquoi vous ne vous intéressez pas à ce qui vous entoure, à moi un peu. Je suis pas dans le décor, je bouge, ma bouche aussi peut bouger, s’ouvrir et puis vous répondre. Alors interrogez-moi, j’en peux plus de le faire et que ça avorte. Je suis là. Vous me voyez pas ? Pourquoi ? Parce que je suis petite ? Parce que je fais pas mon âge et bêtement vous croyez que j’en ai 18 et que c’est pas intéressant de m’inclure dans vos bavardages de la pause café ? Franchement, je suis sûre. Vous pouvez nier, je le sais. Ça leurre tout le monde d’appendre que j’ai cet âge là. J’en loupe des rencontres à cause de ça hein. Faut pas me prendre pour une conne, je les reconnais les occasions manquées. Enfin hé ! Regardez-moi ! Ça se voit pas que je meure d’ennui ? Vous croyez que c’est mon genre franchement de tirer la tronche ? et cet autre en fin de journée d’avoir les yeux gonflés de larmes. Eh !  Regardez-moi, je m’appelle Valérie, je suis française, et je suis là pour vous, je suis là pour discuter avec vous, pour vivre comme vous, pour rire avec vous. Je suis venue pour ça. Je veux parler. Je sui née avec ça, ce besoin. Je suis pas une cassette préenregistrée d’un Teddy Bear branchée sur le mode mute et dont pousse le bouton sur la patte deux malheureuses fois en 24h. Sérieux, je l’ouvre quoi ? Une minute par jour au meilleur de la semaine ? Mais je crève. Je crève, vous voyez pas ?! ca vous choque. Mais c’est inhumain, bordel ! J’exagère pas. Essayez. Essayez ! Bon sang, j’exagère tellement pas...  Regardez ce que c’est que d’échanger des phrases pour une minute de chrono sur 16h par jour. Hé ! Essayez. Faites le test, parlez une minute, avec quatre ou cinq phrases longues en paragraphe et des réponses décousues de l’autre.

« Good Morning…”, blop blop blop, marche, marche, marche, soupir, soleil dans la gueule, silence, “Good Morning…”, blablah d’une autre… voiture, badge, bureau, “’Morning”, x4, avec le sourire dans la voix tant que faire se peut, et éventuellement : « Yes i’m all right, what about you ? », et plus tard, si l’occasion se présente de ne pas savoir faire quelque chose : « Excuse-me, S. can you explain me how to book the machine ? », « Yeah », je viens au lunch, bien sûr que j’ai faim, OF COURSE merde ! « No, Chicken and cheese… », et ô, moment excitant, un long monologue : « Well you know, I have run the first assay, have you seen my picture gel ?Here, look.  It’s all right, isn’it ? Do you want me to run the new one, I have got 75 samples. I emailed you the panel of bacteria.  You know, I have followed John’ advises, I have just boiled the tubes because he told me that I didn’t need to make a chelex extraction…So, do you want me to do the Taqman now ? Can I ?”, ceci est le plus long et unique long discours de la journée. Et puis silence, « See you tomorrow..” silence…. Puis mon tour à nouveau, “Bye, see you tomorrow, have a nice evening” avec un sourire qui se perd…et encore “Yeah, thank you. », encore, « Hia ! », parking voiture, vroum vroum, « Thank you, J. Have a Nice evening. », tourner la clé « Hia.”

END.

Dites ça. Enregistrez. Mesurez le temps et enrober-le de bruits de radio de brouhahas extérieurs et vous comprendrez alors que mon poids soit si grand. Je ne me plains pas par excès de découragement. Je vous le dis. Il faut le vivre pour comprendre, que ça fait mal bon sang, que c’est dur, merde. Je me sens mal. Il ya  tout ce que je pourrai dire et que vous ne cherchez pas à considérer qui se bouscule dans ma poitrine.

Je m’appelle Valérie, j’ai 24 ans, je suis gentille (vous le sauriez si vous vous en donniez la peine.). Je peux être très marrante aussi, parce que je dis des conneries et je peux passer du coq à l’âne, et puis oui, des fois je suis conne. Vous faites des blagues sur les blondes ici ? ça vous dit pas qu’on se fasse une sortie un de ces 4 ? Je m’ennuie beaucoup tu sais. Je ne vois personne le week-end, ça me dit rien d’aller visiter seule une ville avec pour seule compagnie un guide Le Routard. Non, je n’ai pas de play station mais j’aime bien quand j’ai l’occas d’y jouer, (c’est gentil de me le demander !), T’en as une ? dis, je pige pas, vous êtes ensemble ou pas ? Bah ouais des gitans, j’en aurai des anecdotes flippantes à vous raconter, parce qu’on a eu un attroupement l’été dernier à quelques kilomètres de chez nous. Est-ce que vous avez des soucis avec les campements ? ça vous plait Cameron comme premier ministre ? et c’est dur de faire du roller Derbie, tu as commencé quand ? Tu portes le t-shirt des Who, c’est ton groupe préfèré ? Vous faites souvent des festivals ? Bah alors dans la playlist de musique française que je t’ai donnée, un chanteur, un groupe t’as plus plu que d’autres, parce que me dire « ouais, y a des trucs pas mal », j’y crois pas, j’en veux plus ? T’as quel âge en fait ? T’as des frères et sœurs ? T’aimes bien cuisiner ? Je peux t’aider à laver ta voiture ? Dis, je pourrai essayer de conduire ? je voudrai voir ce que ça fait de conduire de ce côté, si c’est pas trop dur. C’est quoi ton plat préféré ? C’est quoi, on dirait du sirop au fruit (mais ça une gueule de jus de fruit dilué à la Javel)… ? oui, bien sûr que j’ai des loisirs. Mon truc c’est l’écriture. Et toi ? Et toi ?ah bon ? ça doit être bien !! Tu me montreras ? Mmh mmh, oui…

Autant de questions qu’on ne peut pas poser ici, par excès de curiosité et surtout parce que j’ai pas de trous pour le faire, pas de brèche dans la muraille culturelle. Alors faut que vous y mettiez du vôtre aussi, un peu. Au lieu de me laisser là au bord de la table, dans mon sandwich et mes chips, à ne penser qu’au parfum du pudding du jour. Sinon je vais finir comme une huitre desséchée à attendre d’être gobée. Renfermée sur moi-même et sous une coquille de calcaire.

Comments

[Pauline Kennedy]

Valérie, t'as failli me faire pleurer... Je suis désolée pour toi que ça se passe comme ça, mais je suis sure que tu arriveras à leur montrer que tu es là et que tu es quelqu'un d'intéressant!!! Courage...

[Marici]

C'est très très touchant comme texte... J'espère que la situation se réglera et que des gens s'intéresserons à ce qu'il y a autour d'eux, dont toi... courage, c'est jamais facile...

[Naw]

un poutoux et bon courage ma poucette !